Une découverte de découvertes de revues

Le 30 octobre 2025, Victor Chaix

Mise en contexte

Le dimanche 22 juin, je retrouve mon amie et coloc écrivaine, Lili Nyssen, au Marché de la Poésie, sur la place Saint Sulpice à Paris. Lili me propose de la rejoindre pour y siroter une boisson fraiche, alors que l'été s'installe, et pour passer au dernier jour de la 42ème édition de cette foire, qui se décrit comme une "vitrine pour de très nombreuses maisons d'édition et revues, une vitrine devenue indispensable au fil du temps, s'imposant comme la manifestation incontournable et la plus grande réunion populaire, en France, pour la poésie contemporaine"1.

Bien qu'un peu grandiloquent, ce programme m'enchante suffisamment pour que je traverse la ville pour rejoindre mon amie. Arrivé bien avant elle, je déambule dans les allées de cette foire qui, je m'en rends compte assez tôt, est surtout fréquentée par des personnes de plus de 60 ans - ce qui est probablement le propre de la plupart des marchés ou foires du dimanche, certes, et encore plus des dimanches de lendemains de fête de la musique. Quoi qu'il en soit, je me trouve à être l'un des rares sans cheveux blancs à faire le tour de ces stands de maisons d'éditions et de revues papier, ce qui me donne le sentiment d'être dans un monde quelque peu snobé par les gens proches de mon âge, qui ont moins grandi avec le papier.

Après avoir fait deux fois le tour de cette "grande réunion populaire", je m'arrête à un stand derrière lequel est assis un homme aux lunettes rectangulaires, et sur lequel sont disposés, les uns à côté des autres, les numéros de la revue Mettray2, en lettres capitales. L'un d'eux - le numéro 16 de septembre 2023 - affiche des noms de revues littéraires et artistiques françaises bien connues : Tel quel, Les Cahiers du Cinéma, TXT, Internationale Situationniste, Strophes, Art Press ... ainsi que d'autres plus insolites telles que La Chasse, Coq hardi et d'autres curiosités pour mes yeux.

Photo de la couverture du 16ème numéro de la revue Mettray, de septembre 2023.
Photo de la couverture du 16ème numéro de la revue Mettray, de septembre 2023.

L'homme aux lunettes rectangulaires est son rédacteur en chef, Didier Morin. Apercevant mon regard sur ce numéro en particulier, il m'explique : "Celui-ci est un peu spécial. J'ai demandé à plusieurs écrivains, poètes et artistes d'écrire sur leur rencontre avec une revue : revue à laquelle ils ont pu s'attacher et qui a pu les accompagner, dans leur vie ou leur jeunesse." Je faisais ainsi la rencontre d'une revue qui faisait la revue de rencontres avec des revues. Étant naturellement attiré par tout ce qui est méta, je n'hésite pas plus à décider de me le procurer et, en passant, à poser des questions à Didier Morin sur ses revues papier (en lui expliquant que je travaille, dans ma thèse, sur les revues en ligne). Didier Morin ne cache pas sa nostalgie. Les revues papier, ce n'est plus ce que c'était, plus grand monde ne les achète ou les lit ... Son éditorial dans la revue précise : "Si certaines de ces revues se vendaient à plusieurs milliers d'exemplaires, aujourd'hui les ventes sont moins importantes. Rares sont les revues de poésie et de littérature qui dépassent les 300 exemplaires. Certaines librairies les négligent ou réchignent même à les vendre."

C'est ainsi que ce numéro m'apparaît comme une tentative spéciale de Didier Morin : celle de faire ressortir toute la magie des relations qui se nouent entre des périodiques et des lecteurs·rices. Les liens affectifs consolidés, les désirs suscités, si ce n'est les trajectoires que ces objets anodins peuvent encourager, pour les personnes qui en font la découverte. "Chant du cygne" de la lecture de revues papier ? Peut-être un peu excessif : les magazines continuent à bien s'acheter en gare, après tout ... Pour ce qui est des "revues savantes" en SHS, toutefois, la question peut se poser - celles dont ne parlent pas tant le numéro de Mettray mais qui nous concernent davantage, dans Revue 3.0.

En ce qui me concerne, je lis des articles de revues exclusivement en ligne, pour mes recherches. Je n'imaginerais pas m'abonner à une revue savante papier, et ce ne sont pas des exemplaires papier de revue que je cherche en bibliothèque. Les plus jeunes générations d'étudiants francophones en SHS comme moi semblent avoir été biberonnées aux licences universitaires d'accès aux archives d'articles comme JSTOR, ou aux prépublications en libre accès sur HAL, et peut-être surtout aux articles directement disponibles sur les portails de Cairn.info, Open Edition et Érudit. En fin de compte, je n'ai pas du tout connu la lecture de revues savantes papier, à titre personnel - le plus proche de cela étant les numéros "Manière de voir" du Monde Diplomatique, qui m'ont beaucoup accompagné depuis le début de mes études et qui continuent à le faire, tous les deux mois, avec des textes plus "politiques" qui irriguent sans aucun doute ma pensée et ma recherche plus "scientifiques". Après tout, MDV qui a cultivé, avec les journaux papier du "Diplo", mon goût pour la recherche critique et l'enquête approfondie : de quoi faire des "revues" au sens large un objet d'affection particulière.

Revues littéraires et artistiques papier, revues savantes en ligne

Il me semble ainsi propice de souligner et de relever dans ce billet certaines expériences subjectives de lecture et de rencontre avec des revues papier, quand bien même elles ne seraient pas toujours très "savantes", au sens "d'universitaires". Au-delà des connaissances qu'il nous reviendrait "d'extraire" d'une revue, selon les recherches du moment, quels sont les liens plus affectifs qui peuvent se nouer avec un support périodique de lectures ? En quoi fabriquent-ils des communautés de recherche ou d'intérêt, et forgent-ils dans le temps des trajectoires de pensées ? Comment peuvent se produire des rencontres innattendues aux effets durables, entre des revues et des individualités ? Voilà des questions sur lesquelles, il me semble, la recherche ne se penche pas vraiment, plus concentrée sur la "trouvabilité" que sur la "découvrabilité" de ses contenus, c'est-à-dire sur notre capacité à trouver ce que l'on cherchait précisément3.

Cette "découvrabilité" des revues savantes en ligne repose sur des principes et pratiques très instables. Prenons cet exemple très parlant, à mes yeux, découvert par hasard en août à la bibliothèque Chevreul de l'Université Lumière Lyon 2 :

Photo de "pratiques de découvrabilité" de la bibliothèque universitaire de Lyon 2, pour ses revues en ligne
Photo de "pratiques de découvrabilité" de la bibliothèque universitaire de Lyon 2, pour ses revues en ligne

Ces petits cubes en papier avec des QR codes, probablement faits par le personnel bienintentionné de la BU, pour nous inviter à consulter ses revues en ligne, au-dessus d'une armoire fermée. Une autre pratique qui peut être mentionnée, "nativement numérique" et certainement plus prometteuse, est celle faite par l'ENS pour faire l'inventaire des revues en humanités numériques: "auquel la communauté scientifique en SHS peut librement participer au fil de l'eau [... pour] signaler toute revue pertinente qui n'aurait pas encore été répertoriée, afin [qu'ils puissent] continuer à enrichir cette ressource pour le bénéfice de la communauté de recherche".

En ce qui concerne notre numéro de Mettray, certains témoignages personnels qui y figurent peuvent peut-être nous inviter à réfléchir sur ce qui pourrait "faire rencontre" et liens, entre individus et revues en ligne. C'est en tout cas le pari que je fais avec ce billet. Cette réflexion me semble d'autant plus nécessaire que le "lieu" ou le "contenant" dans lequel loge un article compte beaucoup moins qu'avant, à l'heure des moteurs de recherche. Comme le constate en effet Marcello Vitali-Rosati (2014), « la quasi-totalité des lecteurs arrive à l'article via des moteurs de recherche généralistes (comme Google) et ne prend en considération ni l'appartenance de l'article à un numéro de revue ni le fait qu'il soit hébergé par une plateforme ou par une autre ». Il me semble que les témoignages subjectifs dans le numéro 16 de Mettray soulignent l'importance du lieu des articles. Quelles réflexions en tirer pour les pratiques de découvrabilité de revues savantes en ligne, soit aussi sur leurs pratiques de diffusion ?

Sélection et analyse de fragments du numéro 16 de Mettray pour Revue 3.0

Éditorial de Didier Morin

Comme l'introduit Didier Morin dans son éditorial, "la revue est un espace à part dans l'édition [...]. C'est un corps différent de celui du livre, un agrégat plus ou moins dense de textes illustrés ou non, aux formes souvent courtes qui n'auraient pas la possibilité d'exister ailleurs."

Le cas des revues non universitaires est particulier : depuis le dix-neuvième siècle, "elles furent le support préféré des artistes et des écrivains pour rencontrer leurs lecteurs qui la plupart du temps, leur restaient fidèles. Elles étaient l'unique lieu de la nouveauté, celui où on découvrait les formes et les idées de demain."

Les revues figurant dans Mettray se distinguent ainsi peut-être de la conversation scientifique propre aux revues universitaires (Sauret 2020), en servant une autre "économie" et finalité sociale. Pour Morin, "le monde avançait au travers des revues", qui constituaient "le lieu où les choses se construisaient et se déconstruisaient, et cela bien avant toute reconnaissance institutionnelle ou marchande". Par exemple, concernant la littérature et le cinéma :

"C'est dans La Vogue, que le public découvre les premiers poèmes de Rimbaud, de Verlaine et de Mallarmé. Dans 391, la revue dadaïste, Picabia assène ses provocations et ses polémiques. À l'époque des manifestes, La révolution surréaliste prône des idées subversives qui influencent poètes, écrivains et artistes. A début des années 50, André Bazin crée Les Cahiers du Cinéma. Il propose une nouvelle vision du cinéma en défendant le cinéma d'auteur. Très vite, Rohmer, Godard, Truffaut, Chabrol et Rivette en deviennent les animateurs. La revue devient le support de la nouvelle vague."

"Découvrir"

Dans la revue se niche une image assez brute de la "découvrabilité", qui m'a fait penser au fait que "découvrir" ne consiste pas forcément en un geste "neutre". Dans la revue Paris Hollywood, qui, selon le commissaire d'exposition Dominique Païni, "ne devint érotique que progressivement", se nichait en double page centrale "une feuille transparente [qui] permettait de recouvrir ou de découvrir un corps intégralement dénudé aux 'avantages' stéréotypés". Selon lui :

"Si les éditeurs de Paris Hollywood veillaient à ce que les pubis soient scrupuleusement floutés à l'impression, en revanche, les jambes féminines photographiées ou dessinées pour la plupart gainées de soie ou de nylon noir et les robes effrontément soulevées, exigeaient donc 'un retour à la main' pour que l'œil se comble de satisfactions tant érotiques que (métaphoriquement) cinématographiques."

"La pinup déshabillable" dans un numéro de Paris Hollywood, prise en photo par Dominique Païni pour le numéro 16 de la revue Mettray.
"La pinup déshabillable" dans un numéro de Paris Hollywood, prise en photo par Dominique Païni pour le numéro 16 de la revue Mettray.

Cette image me semble rejoindre à sa manière, très littérale, ce que soulignaient déjà Juliette De Maeyer et Servanne Monjour dans une note sur le site de Revue 3.0, avec une citation d'Azélie Fayolle et Yohann Ringuedé :

"La dé-couverte scientifique est donc un jeu de dé-voilement de la nature, dans une persistante perspective héraclitéenne : « La Nature aime à se cacher » (ou « à se voiler »), selon la formule que le penseur grec déposa dans le temple d'Éphèse -- temple dédié, significativement, à Artémis, la déesse de la nature et de la virginité. Comme l'explique Pierre Hadot dans son ouvrage Le Voile d'Isis, cette sentence mystérieuse est à la source de notre appréhension occidentale de la réalité et de sa découverte. Isis, ou Artémis, est traditionnellement une déesse voilée. Son voile est appelé à être déchiré dès lors que la découverte scientifique advient. La conception occidentale du savoir est ainsi marquée par un rapport conflictuel et conquérant : le découvreur doit arracher les vêtements de la nature qui en dérobent les formes véritables." (Fayolle and Ringuedé 2018)

Avec Juliette et Servanne, il m'importe de repenser l'acte de "découvrir", vis-à-vis de la science moderne, ainsi que les "processus herméneutiques, dans un contexte où ce rapport conflictuel et conquérant au monde a été totalement invalidé par les SHS, depuis la pensée déconstructionniste jusqu'aux approches les plus récentes des savoirs situés". Au lieu de "révéler la nature, traduisant une ambition universaliste qui ne colle plus tout à fait à notre épistémologie contemporaine", comme elles l'écrivent, il s'agira donc ici d'éclairer une "découverte", ou même plutôt une "rencontre", comme le formule Didier Morin pour les revues qui figurent dans son numéro, rencontre qui se déploie de manière aussi diverse et singulière qu'indéterminée - un "heureux hasard", hors du contrôle des rédacteurs·ices en chef des revues.

Florilège de citations groupées en "leçons"

La sollicitude sociale (rencontre entre l'écrivain Patrick Autréaux et la revue Grands Écrivains)

"Cette revue disparue, je l'ai un peu méprisée, mais elle signe rétrospectivement la sollicitude de mon grand-père, sa volonté d'aplanir ce qu'il pouvait des obstacles devant moi. [...] Au cours de mon adolescence [...], côtoyant ces grands noms et cet idéal qu'on me mettait sous les yeux chaque semaine, j'avais souvent lutté pour ne pas m'aplatir sous les modèles. Ces écrivains panthéonisés, je me méfiais d'eux. Je voulais trouver ma propre voix. Or grâce à Hugo, je comprends qu'il n'est pas de compétition, ni d'accomplissement qu'individuel, et que tout l'art est ensemble".

"J'ai longtemps négligé sa discrète influence. pourtant, grâce à cette revue, mon imagination s'est peuplée de noms d'écrivains, de leurs regards perçants, leurs vies intenses, leurs visages ardents."

Ces propos suggèrent qu'il n'y a pas besoin de lire le contenu d'une revue pour être influencée par sa présence constante, dans un espace donné - en symbolisant plus que leurs contenus, tels que des relations sociales.


L'inclusion et la sélection d'un monde (rencontre entre l'essayiste Alain Bergala et Les Cahiers du Cinéma)

"Le cinéma a été longtemps pour moi un continent lointain. Un mirage que tout - de mes origines sociales à mon milieu géographique - me rendait inaccessible. Mais je me suis auto-convaincu, très tôt, de façon totalement irréaliste, que le cinéma serait ma boussole. Les Cahiers, rencontrés très tard, en ont été l'aiguille magnétique. [...] la rencontre avec Les Cahiers a été d'un tout autre ordre. Cette revue m'avait toujours semblé hors de portée, appartenir à un univers dont j'étais exclu. [...] Avant même leur contenu, dont l'accès me résistait souvent, les Cahiers étaient un medium de désir du cinéma, fétichisé en tant que tel."

Comment les revues savantes en ligne peuvent-elles véritablement être accessibles et inclusives, y compris à des personnes initialement loin des mondes qu'elles constituent ? Même la revue universitaire, il me semble, se doit d'être une porte d'entrée pour les savoirs qu'elle porte, y compris pour des personnes qui s'estiment "hors de portée".

"Dans chaque nouveau numéro des Cahiers, je commençais par lire avec envie la liste du Conseil des dix, puis une rubrique, très cruelle pour les provinciaux, qui s'intitulait : les films à voir absolument (si possible). Les Cahiers y conseillaient des films pas forcément en distribution en salle mais que les cinéphiles en alerte pouvaient à l'occasion attraper au passage dans des festivals ou des séances exceptionnelles. [...] j'ai découvert qu'Eustache y annotait régulièrement le Conseil des dix, en ajoutant avec minutie, au crayon, ses propres évaluations sur certains films, étoiles et points noirs. Elles n'étaient destinées à personne, il s'agissait seulement pour lui de confronter son propre jugement à ceux des rédacteurs de la revue admirée"

Pour mieux valoriser la fonction de sélection dans le travail éditorial des revues en SHS, je trouve cette piste de listes de lectures conseillées par la rédaction intéressante. À l'ère de la surcharge informationnelle, cette fonction n'a pas à se résoudre aux seuls articles dans la revue elle-même, mais pourrait aussi faire une sélection d'articles ou de livres ailleurs, recommandés, avec des redirections en hyperliens. Cela n'empêcherait pas une lecture critique de ces recommandations, comme le faisait Eustache. Ce besoin de recommandation devient de plus en plus important également dans la recherche en SHS, ce qui peut expliquer en partie le succès de l'initiative d'Evgeny Morozov The Syllabus4.


La découverte ésotérique d'une revue & la non-linéarité de sa lecture (rencontre entre l'historien d'art Guillaume Cassegrain et la revue savante Critique)

"La revue, notamment dans un temps où la « toile » n'avait pas encore étendu son emprise - elle qui livre désormais en une connexion la totalité des informations recherchées (et souvent plus) -, ne se découvrait que de manière détournée, selon des codes obscurs qui faisaient ressembler son approche à une quête ésotérique. Rarement disposées directement dans les rayonnages des bibliothèques publiques que je fréquentais, les revues n'offraient leur contenu qu'après les avoir demandées explicitement en ayant rassemblé les chiffres (année, tomaison...) qui la désignaient. Enfermées dans une crypte inconnue (je me souviens des petites fenêtres de la bibliothèque de la Sorbonne où apparaissaient et disparaissaient les bibliothécaires qui me faisaient l'effet d'initiés d'une secte, seuls autorisés à pénétrer dans le saint des saints), gardées par des formules pas toujours simples à comprendre, les revues ne parvenaient jusqu'au lecteur qu'après un encodage savant."

Cet ésotérisme dans la découverte de revues savantes n'empêchait pas Guillaume Cassegrain de les lire en profane :

"Je misais sur un nombre, au hasard, ne cherchant plus à maîtriser le processus rationnel de la consultation de documents, et voyais ce qui (en) sortait. [...] La revue, bien mieux que le livre, donnait ainsi à expérimenter une nouvelle manière de lire : non plus de façon ordonnée, suivant une démonstration homogène, mais en 'zig-zag', par ruptures et ivresse, par arpenage et dilettante. [...] lecture parcellaire".

Nous pouvons bien sûr d'autant plus jouer sur cette non-linéarité aujourd'hui, avec les technologies Web et le ctrl + F. Ce point revient avec un article de Onuma Nemon :

"Je n'ai jamais lu intégralement aucune revue d'art ni de littérature, contrairement aux livres dont je ne voulais pas perdre une miette. Je les ai toujours feuilletées, comme les magazines qu'on trouve chez le dentiste (avec la crainte de la fraise en moins), en y dérobant ici ou là un texte comme si je découvrais une nouvelle"

La "découverte" de contenus de revues, donc, qu'elle soit scientifique ou artistique, semble s'opérer davantage par fragments non linéaires, et ce type de pratiques invite à une découverte "parcellaire" plutôt que pleine et entière.

Le temps ce n'est pas de l'argent (rencontre entre le libraire Laurent Evrard et la revue Commerce)

"Pourquoi sommes-nous attirés par un livre plutôt qu'un autre ? Quel est le mouvement de son inscription dans notre existence ? Quelles sont les concours de circonstances qui rendent possible la rencontre avec un livre ?"

Questions si bien résumées d'un libraire, qui n'organise pas tant le commerce de l'écriture, que des rencontres.

"C'était il y a assez longtemps, à cette époque je n'étais encore qu'un jeune lecteur et je passais mes journées à lire ; je voulais échapper à la vie terne des gens pressés, je voulais prendre mon temps ; je tenais le lire pour une activité sans égal qui ne comptait pour rien, pour rien pour autant qu'elle engageait tout entier dans une négativité sans emploi ; nous étions quelques-uns, nous étions pauvres, moins pauvres que d'autres ; le peu qu'on avait c'était pour les livres, notre temps n'était pas celui du monde."

Pouvons-nous faciliter une disposition de lecture pour que les lecteurs·rices de contenus de revues en SHS, au lieu de simplement "scanner" les articles en ligne, dans leur consultation, puissent prendre le temps d'une lecture qui, même si parcellaire et non linéaire, contredirait avec Laurent Evrard le dicton selon lequel "le temps, c'est l'argent" ?

"Comme la lettre, cet objet papier, la revue est [...] destinée et reçue, mais son adresse est plus incertaine, son destinataire inconnu, on ne sait qui va l'ouvrir."

Il me semble important de préserver cette incertitude et de valoriser l'importance du "destinataire inconnu", à un moment technologique de la computation qui peut tendre à plutôt favoriser la certitude et le contrôle - ce qui a beaucoup de valeur pour la diffusion marketing, mais probablement moins pour la diffusion en recherche.

"On voudrait que cette chose soit pour nous seul comme on reçoit une confidence. Il y a une amicalité dans le geste éditorial"

La "confidence" semble jouer un rôle particulier dans l'appréciation d'un objet savant, et a de quoi inspirer des pratiques de partage par messagerie, pour la "découvrabilité", plutôt que de partage général sur des "médias sociaux". Quoi qu'il en soit, nous retrouvons cette tension des revues, entre objet socialement construit et intimement reçu, dans la rencontre entre l'écrivaine Gaëlle Obiégly et Politis :

"Je le reçois par courrier. Il est glissé sous un blister opaque ; il est protégé des mains et des regards."


Un ensemble communautaire (rencontre entre l'enseignant-architecte Éric Lapierre et la revue Rock & Folk)

"Rock & Folk était le nœud imprimé du réseau de survie - constitué d'un ensemble limité de boutiques de disques, d'une émission de radio, d'amitiés rares - qui me permettait de savoir que je n'étais pas seul sur terre"

Une revue s'inscrit toujours dans un ensemble plus large fait d'événements, de relations sociales, de lieux. C'est cet ensemble qui fabrique le sentiment d'appartenance à la communauté que constitue une revue. C'est encore plus flagrant dans l'expérience de Jean Narboni (ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma) du journal Coq Hardi :

"Le journal s'était constitué en une véritable tribu, celle des Coqs hardis, avec un lectorat composé d'autant de membres échangeant du courrier, se retrouvant à l'occasion de voyages, de sorties ou de compositions sportives, censés se reconnaître dans la rue à un insigne distinctif et s'interpeller selon une formule codée. Le rédacteur en chef Marijac, sous le nom de Sachem sans plume, s'employait à répondre aux questions des fidèles, à procéder à leur intégration et à leur initiation, disant allumer le calumet de la paix en période favorable, déterrer la hache de guerre contre les détracteurs du journal"

Cette amicalité et ce rapport de confiance, nous la retrouvons dans les propos de l'écrivain Joël Roussiez concernant la revue Internationale Situationniste :

"Chaque article avait mon adhésion et pourtant je ne comprenais pas tout."

Attitude peu savante et critique, certes ; pourtant, on ne peut pas nier le rôle de la confiance entre des lecteurs·rices et des revues, sans besoin de tout comprendre tout le temps.


Collectionner, conserver, classer (rencontre entre Didier Morin et Les Cahiers de la photographie)

"J'ai conservé pratiquement toutes les revues que j'ai achetées. Elles sont classées sur des étagères et il m'arrive d'en sortir une de temps en temps à la recherche d'un nom, d'un texte, d'une date ou d'un titre."

Pour les revues en ligne, cette pratique importante de la collection, du classement et de la conservation des revues est bien bousculée et reconfigurée. En premier lieu, on collectionne et conserve certainement davantage des articles que des numéros - étant capables de dissocier les deux en milieu numérique, ce qui est moins aisé en papier (sauf à arracher des pages) - que ce soit sur Zotero ou dans des dossiers en local, voir même dans des espaces partagés en ligne servant de "librairie de groupes".

La matérialité du contenu savant, à conserver et pas seulement à consulter, semble être significative, même en ligne. Pour l'écrivaine Gaëlle Obiégly dans sa rencontre avec Politis :

"Rangés verticalement dans un range-revues, mes numéros de Politis constituent au fil des semaines une sorte d'encyclopédie par laquelle je prends connaissance du monde."

Ou encore pour Stéphane Velut avec la revue Pilote :

"Je classais et rangeais mes numéros de Pilote par ordre de sortie, il n'en manquait pas un, depuis quand, je ne sais plus."

En guise de conclusion

Ce billet de blog a été l'occasion pour moi de dérober et partager quelques fragments-perles de ce numéro de revue, découvert par un heureux hasard d'un dimanche de juin. Écrits par des lecteurs·rices que sont avant tout ces écrivains·es, ces expériences sont précieuses, dans un paysage de la recherche qui ne semble que très peu se pencher ou s'intéresser aux gestes de lectures et à leurs diversités, au-delà des chiffres de ventes et de consultation.

J'espère que pour Revue 3.0, cette recension de pratiques de lecture et de rencontres subjectives avec des revues littéraires et artistiques papier pourra servir de source de réflexion. Il me semble en effet que loin de s'opposer, les revues papier et en ligne ainsi que les revues artistiques et celles scientifiques, se rejoignent dans l'essentiel, peuvent beaucoup s'apprendre mutuellement. Dans mes propres recherches de thèse, j'entends continuer dans cette approche comparatiste, la mieux à même selon moi de fournir des pistes de pratiques pour les revues savantes en ligne - soit à la lumière d'autres types de supports. Histoire de repenser la découvrabilité en des termes davantage situés qu'universels.

Bibliographie

Fayolle, Azélie, and Yohann Ringuedé. 2018. "Introduction." In La découverte scientifique dans les arts, 9--20. Savoirs en Texte. Champs sur Marne: LISAA éditeur. https://doi.org/10.4000/books.lisaa.662.

Sauret, Nicolas. 2020. "De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d'éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines." PhD thesis, Université de Nanterre - Paris X ; Université de Montréal.

Vitali-Rosati, Marcello. 2014. "Les revues littéraires en ligne : entre éditorialisation et réseaux d'intelligences." Études françaises 50 (3): 83--104. https://doi.org/10.7202/1027191ar.


  1. https://www.foire-saint-sulpice.fr/salon/marche-de-la-poesie-2025/.

  2. https://mettray.com/revue.

  3. Voir la description du projet "Pratiques de découvrabilité de revues" : https://revue30.org/projets/pratiques-decouvrabilite/.

  4. https://www.the-syllabus.com/. Voir aussi cet article en anglais passionnant, qui raconte l'histoire de ce projet, son fonctionnement et ce qui l'a motivé : https://thecorrespondent.com/369/the-most-important-technology-critic-in-the-world-was-tired-of-knowledge-based-on-clicks-so-he-built-an-antidote.